« Oulah, dure journée mon gars ? » l’apostropha le videur.

« Mhm. On peut dire ça. » répondit Imshael en forçant un sourire.

« Uargh, c’est quoi ce bordel » beugla l’ivrogne sans articuler.

« L’est plus beau comme ça » commenta le lycan en allemand par dessus la musique, la voix éraillée.

« Y dit quoi le chien mouillé ?! » s’énerva l’homme après avoir reniflé bruyamment.

Nul n'aurait su, ce soir, expliquer la présence de Gabriel en un lieu qui lui ressemblait si peu. Lui, l'adepte de l'élégance, du raffinement, qui accordait à toute chose un soin méticuleux n'avait, en théorie, aucune raison de se trouver en pareil endroit. Les fauteuils d'orchestre du théâtre auraient été plus propices, mais il n'avait pas, pour l'heure, les moyens de fréquenter cette symbolique institution. Dommage! Appuyé contre la bar, il poussa un soupir et jeta un coup d'oeil dédaigneux au verre de vin qu'il tenait entre les mains. Il était presque aussi sombre que du kérosène. Le jeune homme y délicatement les lèvres et se ravisa immédiatement. Il n'en avait pas seulement l'aspect, Gabriel aurait également pu jurer qu'il en avait le goût. Le professeur d'Allemand masqua une grimace. Quelle piquette!

A cette heure aussi avancée de la nuit et en compagnie d'un si lugubre cortège, nul n'aurait pu devinrent d'ailleurs, qui il était vraiment ou quelle fonction il occupait. De plus, il s'efforçait de se montrer le plus discret possible, fuyant les regards, se dérobant à toutes les occasions d'entamer une discussion. Attitude qui ne lui ressemblait guère. D'ordinaire, il se montrait avenant, bavard, ou point d'en devenir agaçant. Mais pas ce soir car il n'avait qu'une envie, se retrouver en tête avec lui-même pour réfléchir, faire le point. Oh bien sûr, il aurait pu adopter de telles résolutions tranquillement cloîtré dans son minuscule appartement. Cependant, Gabriel Gatti obéissait à ce paradoxe étrange, celui de se sentir plus isolé au milieu des masses, des multitudes, que prostré seul entre quatre murs. En outre, il ne pouvait nier qu'il n'avait su résister à l'appel d'un verre de vin. S'il avait su... Il se serait abstenu.

Autre détail marquant, lui qui habituellement n'avait aucun problème à afficher sa personnalité dans son entier,avait dissimulé son visage sous le capuchon de sa veste. Le jeune homme se gratta le menton et constata, de fait, qu'il n'avait pas non plus pris soin de se raser. Tout dans cette discothèque accordait à chacun un côté animal, bestial. Le plus sage aurait été de déguerpir sur-le-champ, mais une simple raison poussa Gabriel à rester.

Une phrase, une simple phrase parvint à ses oreilles. Une phrase en allemand qui le poussa à esquisser un sourire. Ce ne fut qu'une fois entouré de vaux beuglants qui lançaient des paris plus futiles les uns que les autres que le jeune comprit. Une bagarre avait éclaté. Il se tourna légèrement pour apercevoir un mastodonte peu enclin à la sympathie, le visage maculé de sang, brandissant un tesson de bouteille.

Enfin, les propos qu'il avait entendus quelques secondes auparavant le frappèrent: chien mouillé... Peut-être là était la raison de son malaise! Gabriel renifla discrètement et étouffa un éternuement. Cette odeur de chien le prenait à la gorge, lui qui était chat! Ou du moins, mi-chat...A cet instant, il se trouva donc face à un dilemme: son esprit félin lui disait de ne pas interférer -après tout, le propre d'un chat n'est-il pas de se montrer furtif, égoïste?-, toutefois, son côté humain, lui, lui murmurait de s'intéresser coûte que coûte à ses semblables.

Encore hésitant, il se fraya un chemin parmi une foule titubante à l'âpre parfum d'alcool mêlé de sueur. Quand il parvint enfin à la hauteur de l'énorme barbu, instinctivement, d'un geste fluide et souple, il écarta d'un coup de pied le tesson de bouteille des bras de celui-ci et lui saisit la main. Tout ceci en une fraction de secondes. Tels étaient les avantages d'avoir une souplesse féline.

"Basta! Dis-donc,le héros, tu voudrais pas aller jouer ailleurs? Tu pollues légèrement mon atmosphère sonore, à force de braire!"

De toute évidence, une telle remarque ne plairait pas à l'assaillant infatigable qui n'avait trouvé divertissement que dans le combat. Qu'importe! Gabriel n'avait aucune envie de perdre du temps avec un personnage aussi absurde dont le cerveau avait probablement fondu par les oreilles. Mais il s'était toujours promis de protéger ses concitoyens...

Son côté justicier humaniste finirait par lui jouer des tours...

Le spaghetti? Vraiment? Le vieux barbu n'avait pas trouvé plus original comme sobriquet? Gabriel étouffa un soupir. Le manque d'inspiration des gens l'affligeait, parfois. A la rigueur, à en juger l'état d'ébriété de ce type, le jeune homme aurait pu se contenter du surnom bien connu de rival, à la connotation certes légèrement péjorative mais qui, à défaut, aurait eu l'obligeance de lui donner des faux airs de mafieux. Tant pis, pour le côté sombre et mystérieux, on repasserait!

Si Gabriel ne prônait en aucun cas la violence gratuite, il n'en était pas pour autant l'incarnation du pacifisme et il était dans son credo de se défendre en cas de provocation. Certains aurait appelé ça de l'auto-défense, d'autres, de l'orgueil. Appelez cela comme bon vous semblera. Suivant ce principe, il était par conséquent prêt à riposter lorsque l'inconnu lui indiqua qu'il se débrouillerait seul. A propos de ceci, à en juger le manque d'équilibre et de réflexes du concerné, le jeune professeur ne pouvait soulever aucune conviction concrète. Cependant, s'il se savait fier, il avait aussi conscience de ne pas être le seul en proie à ce défaut si humain. De ce fait, il se refusa à intervenir une nouvelle fois. A quoi bon? Il ne rejoindrait le combat à nouveau qu'en cas d'extrême nécessité, si la situation dégénérait.

Néanmoins il n'en eut pas le loisir car déjà les vigiles s'approchèrent. Ils les houspillèrent puis leurs intimèrent l'ordre de quitter les lieux au plus vite. Gabriel, pour s'adresser à eux, ôta son capuchon. Loin de lui l'idée de leur manquer de respect, bien qu'il n'approuve pas leur injonction. Il ne se fit d'ailleurs pas prier pour le leur faire ressentir, les toisant d'un regard glacial empli de mépris. Avant de franchir la porte du club définitivement avec pour dessein de ne jamais y remettre les pieds, il leur lança d'un ton tranchant, désignant le barbu d'un geste du menton:

" Je crois que vous devriez plutôt vous occuper des vrais cas. De ceux qui puent la vinasse par exemple. A bon entendeur salut."

Puis ils quittèrent les lieux. Gabriel avait toujours été impulsif, il en était ainsi, et là où il aurait été préférable de faire profil bas, rien n'y faisait: il avait ce constant besoin d'exprimer le moindre de ses ressentis. Plus encore lorsqu'il se sentait injustement bafoué.

Les jeunes gens s'installèrent sur le trottoir. La pluie tombait en hallebardes. Gabriel masqua un frisson de répulsion. De l'eau! Comme tous les chats il détestait l'eau. Il tâcha tant bien que mal, néanmoins, de ne pas le montrer.

Il s'empara de la cigarette qu'on lui tendait et remercia son interlocuteur.

"Merci. Et de rien pour le coup de main, j'avais pas mieux à faire ce soir."

L'homme à ses côtés semblait bien mal en point, mais le félin fit mine de ne pas s'y attarder. Ca ne le regardait pas après tout. Il était certes bavard mais ne se mêlait pas des affaires des autres. Il avait déjà assez à faire avec les siennes.

Il tira une bouffée de cigarette. D'ordinaire, il ne fumait pas, cependant il ne refusait jamais l'un des simples plaisirs de la vie. Ce n'était qu'une cigarette, quel risque pouvait-il donc bien courir? En outre, il était aussi dans son caractère de se montrer excessif, désobéissant, entêté.

L'espace d'un instant, il se perdit à la contemplation d'une magnifique lune ronde et scintillante. Une telle image l'apaisait. Enfin, il déclara, tendant la main pour des présentations un tantinet plus formelles que comme elles avaient commencé:

"Je m'appelle Gabriel, et toi?"